L'engagement sociologique et la raison du plus fort
Frédérique Barnier  1@  
1 : Centre d'Etudes pour le Développement des Territoires et l'Environnement
Université d'Orléans, Université Orléans, 45067 Orléans

Dans un contexte marqué par un intérêt grandissant à son égard, la géographie et ses chercheurs doivent affronter des débats qui prennent une acuité et une portée nouvelles. Le début de l'année 2023 a ainsi été marqué par la publication d'une tribune signée par un collectif international de 1500 chercheurs (dont de nombreux géographes) affirmant leur droit à l'engagement citoyen dans des actions militantes en liens avec la situation climatique[1].

Or ces réflexions sur l'engagement font partie inhérente de la discipline sociologique, « ce sport de combat[2] » qui, plus que toute autre discipline des sciences humaines peut-être, les porte dans son ADN. Ces thèmes ont alimenté débats internes et pratiques de recherches mais posent également des questions fondamentales, communes à toutes les sciences humaines renvoyant à leur raison d'être et à notre rapport à la science. L'exemple de la turbulente sociologie peut ainsi sur ces questions complexes être éclairant pour une discipline géographique qui les partage de plus en plus concrètement.

Grandes ambitions, désillusions et conflits...

En 1984, Frédéric Gaussen[3], publiait une chronique restée dans bien des mémoires et qui débute par ces phrases: « Il était un temps où les sociologues semblaient les théoriciens suprêmes qui, armés de leur science, expliqueraient à leurs concitoyens le sens des sociétés humaines. C'était l'époque où l'Occident, guidé par les Lumières, semblait irrésistiblement emporté vers le progrès[4]. »

En quelques mots, tout est dit : la sociologie héritière des Lumières et de la pensée scientifique à la recherche du principe ou des lois expliquant le fonctionnement social et n'hésitant pas à prédire l'avenir, qu'il soit révolutionnaire, pacifié ou laborieux. Même Durkheim dont la formule « traiter les faits sociaux comme des choses [5]» est restée comme l'illustration majeure de la recherche d'objectivité absolue, a pour la discipline qu'il contribue à créer une ambition phénoménale. Certes il veut la débarrasser des idéologies et autres réflexions philosophico-politiques infondées scientifiquement, mais à coup d'explications causales mathématiquement posées, c'est bien sur le sort du monde qu'il veut peser.

« Puis, continue cependant, Frédéric Gaussen, la crise est venue - politique, économique, culturelle, morale... - et la sociologie a perdu sa belle assurance. De nombreux chercheurs ont alors pensé que l'idée d'un ordre caché était une illusion et qu'il ne pouvait y avoir d'observateurs privilégiés. Chassé de son piédestal, le sociologue n'était qu'un homme parmi les autres ».

Le XXème siècle déjoue en effet tous les pronostics des fondateurs: la paix y est tragiquement oubliée, si révolutions il y a, elles sont sanglantes et le corps social y apparait plus désintégré que jamais. Oubliées alors les grandes ambitions ?

La sociologie exprime alors des objectifs plus pragmatiques: observer et comprendre les pratiques des hommes. La pensée structurante d'un Bourdieu réfléchissant « au métier de sociologue[6] » et à ses enjeux sociaux fondamentaux semblera ainsi bientôt pesante à une sociologie désormais plus empirique, éparpillée en de multiples champs et parfois embarquée en expertise plus ou moins médiatique du social. Renonçant aux grands débats théoriques et épistémologiques, la sociologie se désengage-t -elle ? Elle est désormais « dans la mêlée ».

Être engagé... ou ne pas être ?

En 2015, dans « la sociologie malgré tout [7]», Alain Caillé appelle ainsi à renouer avec les splendeurs du passé et à réancrer le terrain dans la théorie et ses enjeux « éthiques et politiques ».

La riposte est brutale : violement prise à partie, accusée d'excuser l'inexcusable, de subjectivité et ... d'engagement militant au profit d'idéologies politiques radicales, la sociologie est un « danger [8]» devant être combattu par le retour à la raison... mathématique.

Ces discours vont ainsi opposer des chercheurs engagés à d'autres qui ne le seraient pas, comme si la pensée hostile à cet engagement n'était pas elle-même une pensée « engagée » et comme s'il existait une pensée « neutre », objective et raisonnée face à celle des « engagés », concourant ainsi à faire de la pensée dominante, la pensée légitime, en totale contradiction avec la mission sociologique. L'appel aux chiffres participe de ce processus puisque ces derniers sont aujourd'hui perçus et reçus comme l'expression de vérités indiscutables, bien loin de l'analyse des conditions de leur production[9].

Dans leur histoire et leur actualité respectives, sociologie et géographie connaissent bien des similitudes ; risque d'instrumentalisation, tentation du terrain, repli sur les données et mesures, unité problématique... Pourtant, les champs d'investigation et d'engagement de ces « sciences du dévoilement » restent immenses si tant est qu'elles ne regardent pas ailleurs mais bien là où les voix « neutres » n'expriment généralement que la raison du plus fort.

 


[1] Le Monde, 26 01 2023.

[2]Titre d'un documentaire (2001) de Pierre Carles autour de la sociologie de Pierre Bourdieu.

[3] Frédéric Gaussen (1984), « Sociologues dans la mêlée », Le Monde, 24 octobre.

[4] Emile Durkheim (1895) Les règles de la méthode sociologique, Paris ? PUF, 2007.

[5] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron (1968), Le métier de sociologue, Paris, EHESS.

[6] Alain Caillé (2015), La sociologie malgré tout , Nanterre, PU.

[7] Gérald Bronner, Etienne Géhin (2017), Le danger sociologique, Paris PUF.

[9] Olivier Martin (2023) Chiffre, Paris, Anamosa.


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