Pour des géographies féministes
Muriel Froment-Meurice  1@  , Claire Hancock  2@  
1 : JEDI, LAVUE
PRES Université Paris-Est, Université Paris Nanterre, Nanterre
2 : JEDI, Lab'Urba
Université Paris-Est

Cette contribution propose d'abord de revenir sur la différence entre une « géographie du genre » et « une géographie féministe ». On montrera ensuite que si les institutions peuvent facilement accorder une place (marginale) à la première ce n'est pas le cas des géographies féministes car elles impliquent une remise en cause plus radicale de la production du savoir et des positions de pouvoir qui y sont liées. Affirmer qu'on parle depuis une position située et incorporée est un des acquis épistémologiques essentiels de la géographie féministe. Conscientes de leur positionnement, les géographes féministes peuvent également lire et déchiffrer ceux de toustes leurs collègues prétendument neutres. La prétention à parler « depuis nulle part », dans une position surplombante abstraite de toute détermination sociale ou physique, au nom d'une « neutralité axiologique » dévoyée, sont autant de faux-semblants qui s'aveuglent sur les conditions réelles de production du savoir, son utilisation pour reconduire des rapports de pouvoir, naturaliser des hiérarchies, effacer des violences à la fois historiques et actuelles. Ce que les géographies féministes rendent visible c'est la complicité historique de la géographie avec toutes sortes de dominations et de violences, avec le colonialisme comme avec la colonialité du genre.

 

Dans ce contexte, de nombreuses attaques sont menées contre des approches, des concepts, des enseignements mais aussi très directement les personnes qui les portent. Les géographes féministes ne sont bien sûr pas épargnées. Ne nous y trompons pas, si la géographie féministe est l'objet d'attaques virulentes, c'est parce que le simple fait d'énoncer d'où nous parlons, de parler de nos corps et de nos positions dans le champ de la géographie, rend éclatante la blanchité, le masculinisme, l'eurocentrisme, l'hétéronormativité et le validisme de la discipline. Si la géographie et les géographes féministes sont devenues une des cibles privilégiées de mouvements réactionnaires qui se réclament de la « neutralité » pour défendre toutes les formes de domination sociale, c'est non parce que notre discours serait un discours intrinsèquement militant, mais parce qu'il est porteur d'une remise en cause épistémologique forte qui dévoile le militantisme de la soi-disant neutralité « universaliste », « laïque », « républicaine » et sa connivence avec l'oppression des minorités.

 

On s'appuiera sur différentes controverses autour de la formalisation d'approches féministes intersectionnelles pour mettre en lumière la structuration d'un champ et sa contribution à la construction de savoirs disciplinaires émancipateurs. Si le féminisme est un militantisme, c'est un militantisme pour l'égalité réelle et pas juste l'égalité de façade que les discours dominants invoquent de manière incantatoire ; dans sa déclinaison intellectuelle et universitaire, c'est un militantisme pour une « objectivité forte » au sens de Sandra Harding, c'est-à-dire une objectivité appuyée sur les privilèges épistémiques des opprimé.e.s, sur leur capacité à pointer du doigt et analyser les oppressions que les dominant.e.s refusent de voir.

 

Ce positionnement scientifique est exigeant et rigoureux, en ce sens qu'il suppose une cohérence dans la dénonciation des oppressions : il nécessite de voir en quoi le patriarcat a partie liée avec le capitalisme moderne, la colonialité de la pensée, et il interroge toutes les formes d'altérisation que met en œuvre traditionnellement la géographie. Il suppose de s'interroger soi aussi fortement que les autres, et de se voir comme privilégiée et comme reconduisant des rapports de pouvoir ; et il suppose d'agir en conséquence, et de ne pas se cantonner dans les sphères éthérées de la pensée. Faire de la géographie en féministe, c'est agir dans le monde en conformité avec nos convictions, agir dans l'université en fonction de nos convictions, faire de la recherche en géographie et enseigner dans le respect des personnes avec lesquelles nous produisons du savoir, qui partagent avec nous du savoir. L'invitation à décolonialiser le savoir géographique est une proposition d'action et pas une simple proposition théorique—et c'est pour cela qu'elle bouscule, interroge et suscite des réactions violentes.

 

 

 

 


Personnes connectées : 1 Vie privée
Chargement...