Dans mon travail de thèse j'interroge le caractère accueillant et habitable d'espaces ruraux vis-à-vis de la vulnérabilité (Saint-Jean-du-Gard, Gard ; Marvejols, Lozère). J'ai enquêté plusieurs mois auprès de personnes exilées et de personnes handicapées mentales accompagnées par des collectifs ou des structures institutionnelles financées par l'État. La question de mon engagement auprès de ces deux populations se pose puisque je milite dans le monde associatif à leurs côtés. L'interrogation autour de la distance aux enquêtés est particulièrement forte pour les personnes handicapées mentales. Grande sœur d'un jeune homme trisomique qui communique difficilement, je suis investie au quotidien dans la défense des droits des personnes déficientes mentales et de leurs familles (membre fondatrice d'un collectif de frères et sœurs de personnes handicapées mentales).
De la marge du sujet au cœur du travail de recherche
Avant de commencer ma thèse je ne voulais pas travailler « que » sur le handicap dans l'idée de ne pas m'enfermer dans un thème qui prenait beaucoup de place dans ma vie privée. Plus que des questions d'objectivité scientifique, la question qui se posait était celle de la préservation de soi. J'ai donc choisi de travailler sur plusieurs populations en situation de vulnérabilité. Les recherches sur les migrations dans les espaces ruraux français se sont multipliées durant mes années de thèse alors que la question du handicap est restée marginale dans la discipline. Le besoin d'enquêter et de s'engager dans ce champ de recherche s'est fait plus prégnant et le handicap a pris une place grandissante dans mon travail. Ce cheminement s'est fait en parallèle d'une implication plus forte dans le milieu militant.
Compartimenter sa vie, compartimenter l'espace ?
Cette place grandissante et assumée du handicap dans mes recherches pose la question de l'entrelacement de ma vie privée et de ma vie professionnelle. Mon parti pris a été de compartimenter les deux domaines sans pour autant les rendre imperméables, ce qui est permis par des considérations géographiques. Je suis une sœur « au combat » dans une aire géographique donnée et « à la ville » (Caen, Lyon). Je manifeste en mon nom, je prends la parole en public en tant que sœur. De l'autre, je suis une géographe engagée sur des terrains ruraux, éloignés géographiquement et symboliquement des villes où et depuis lesquelles je « lutte ». Cet éloignement géographique et la méconnaissance préalable des acteurs du terrain m'ont permis non pas d'être « plus neutre » mais d'arriver « en terrain neutre ».
L'engagement « à côté » comme passeport sur le terrain
Le fait de militer sur le terrain et d'être « une proche aidante » m'a permis de rentrer facilement dans les établissements médico-sociaux et surtout de déverrouiller les discours et les interactions avec le personnel encadrant (personnel soignant, personnel éducatif). J'étais « sachante » et, à leurs yeux, plus légitime à venir enquêter. De même, cette grande proximité avec le handicap mental (habitude de côtoyer des personnes aux comportements atypiques, des personnes qui ne verbalisent pas, depuis l'enfance) m'a permis d'accéder aux personnes accueillies avec plus de simplicité. Les acteurs de l'accueil m'ont laissé une grande liberté dans la façon d'interagir avec les personnes, ce qui témoigne de leur confiance.
Circulation des savoirs : mieux combattre pour mieux chercher
Depuis quelques mois, je réussis à connecter les savoirs profanes de ma vie privée et militante et les savoirs scientifiques issus de mes recherches. L'assemblage des deux et leur sédimentation me permet d'asseoir ma place dans chacun des champs sans m'en exclure. Mon engagement dans mon travail de recherche s'est intensifié au fil des années et mon action militante aussi. Je n'ai donc « renoncé » à rien et, au contraire, assumé les liens et l'interpénétration des savoirs issus des différentes expériences. Les études de cas (terrains de recherche) entrent en relation avec des situation vécues dans la sphère privée et militante et permettent de renforcer et/ou d'appuyer des revendications. À l'inverse, ma vie militante et la rencontre, par ce biais, d'acteurs politiques et associatifs, me permettent de voir mes terrains d'étude sous un nouveau jour et de renforcer la dimension critique de mes analyses.