Être habité par le terrain. Un engagement transformateur des manières de voir et de faire de la recherche.
Léo Raymond  1@  
1 : Environnements, Dynamiques et Territoires de la Montagne
Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5204 / FRE 2641, Université Savoie Mont Blanc, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5204

Cette communication s'appuie sur des réflexions issues de mon expérience de recherche en master de géopolitique et en thèse de géographie avec des paysans français et colombiens. Cette proposition souhaite développer comment l'engagement du chercheur a engendré des transformations dans les rapports aux sujets, méthodes et productions scientifiques.

Souvent, l'engagement scientifique est rattaché à la recherche-action. Cela sous entendrait que les autres démarches ne seraient pas engagées. Or, la recherche est un engagement total du fait des relations que le chercheur noue avec les acteurs qui peuplent son sujet et son terrain. Cette approche s'inscrit dans l'« ethnographie énactive » (Wacquant, 2015). Méthode et posture à la fois, elle pousse le chercheur à adopter une « connaissance par corps » (Bourdieu, 1997) des schèmes pratiques des acteurs : « pour connaître la réalité des paysans, il faut se mettre dans leurs bottes » (entretien, 2018). C'est par ce biais que j'apprends à voir le monde comme un paysan et tente d'en rendre compte, ce qui contribue à créer des transformations dans les manières d'appréhender la recherche et, plus largement, le monde. 

1) Habiter et être habité par le terrain.

Dans un premier temps, nous verrons comment le terrain contribue à façonner le regard du chercheur. Celui-ci y est confronté à l'image qu'il se fait des paysans et de son sujet mais aussi, à l'image que se font ces acteurs du chercheur. Je montrerai, dès lors, comment j'ai dû composer avec la figures de “l'étranger“ qui me renvoie, en Colombie, comme en France, à l'autre (Dietrich, 2013). J'exposerai alors, des éléments ayant permis, non pas de supprimer ces images, mais d'en jouer, afin de naviguer de l'extérieur vers l'intérieur du groupe social (immersions prolongées, partage du quotidien, allers-retours sur le terrain, relation de don et contre-don). Plus qu'une stratégie consciente, je montrerai comment ce mouvement engendre des transformations profondes du chercheur dans sa manière de voir le monde (changements de pratiques et de points de vue sur divers sujets). 

Par ailleurs, même si mon travail de thèse, qui consiste à étudier les relations entre paysans et forêts, n'a pas d'objectif opérationnel, les activités de recherche contribuent, toutefois, à transformer les acteurs de terrain. Je détaillerai en quoi la présence du chercheur, ses questions, ce qu'il désire voir et montrer et mêmes ses productions, en offrant, au paysans, un décentrage du regard (Sallestio, 2019) ne sont pas inertes. Elles ont des incidences sur leurs trajectoires et manières de voir, de penser et d'agir (adoption de pratiques, réseau d'acteurs, etc.). De fait, habiter le terrain s'est rendre possible l'ouverture d'espaces discursifs et de pratiques aussi bien pour le chercheur que les acteurs de la recherche.

2) La recherche, un processus collectif ?

Au vu de ce qui aura été explicité précédemment, je m'attacherai, dans le deuxième point, à décrire la recherche comme « agencement collectif d'énonciation » (Deleuze et Guattari, 1980). Pour ce faire, je m'appuierai sur l'évolution de ma perception quant à la production scientifique. En effet, de prime abord, la recherche est vécue voire poussée à être une expérience solitaire notamment sur le terrain où je me suis, presque toujours rendu seul mais aussi dans l'écriture. Cette situation contribue à placer sur un piédestal la fonction auteur (Foucault, 1994), le je qui pense et écrit. 

Pourtant, je rappellerai en quoi la construction de mes résultats est issue d'un dialogue aussi bien avec les paysans qu'avec des savoirs déjà sédimentés qui empêche de considérer la recherche comme un exercice purement solitaire. Aussi convient-il plutôt de la voir comme un processus collectif, une solitude peuplée

J'expliquerai en quoi avancer cela transcrit une volonté politique de résister à des logiques néolibérales qui pénètrent les universités et favorisent la mise en concurrence des doctorants à travers les divers espaces compétitifs que produisent, entre autres, les appels à projets, les candidatures de postes et contribuent, ainsi, à des formes de repli sur soi et d'individualisation de la production des savoirs (Askins, 2018 ; Metzger, 2016). De même, ces logiques précarisent l'accès au terrain et favorisent ainsi l'appréhension du monde à partir de l'écran et du fauteuil (Ingold, 2017) au détriment de l'engagement avec les acteurs et dans les réalités sociales.

3) Diffuser la connaissance, un engagement citoyen.

Le dernier point de l'exposé proposera d'étendre la réflexion à la transmission des savoirs. Habiter et s'engager avec le terrain oblige à penser cette partie du travail académique qui reste encore délaissée, quand bien même les logiques de marketing tendent à structurer, de plus en plus, les activités scientifiques.

Dès lors, je dégagerai les motivations qui m'ont conduit à déployer un travail avec un artiste (série documentaire, exposition photo) afin de rendre compte des recherches. Cela me permettra d'aborder la nécessité de faciliter, par le biais de l'imagerie, le partage des connaissances et, par la même, de me distancier de formes coloniales parfois à l'œuvre dans le domaine académique. Depuis une perspective postcoloniale, je dresserai un parallèle entre les logiques extractivistes des secteurs miniers et agroalimentaires et leurs reproductions dans certaines manières de faire la recherche. 

Je conclurai mon propos en évoquant l'itinéraire scientifique qui m'engage avec les acteurs (venir, rester, partir, partager) soit une science au profit de la société, par opposition à une logique extractiviste qui consiste à extraire et conserver ces savoirs au profit d'une accumulation individuelle.


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