Doctorante en deuxième année en géographie, ma recherche porte sur la scolarisation de jeunes migrants scolarisés dans le secondaire à Marseille. Depuis le début de ma thèse, je suis aussi engagée au sein du Réseau éducation sans frontières (RESF), réseau de solidarité qui lutte pour les droits et accès aux droits des jeunes migrants majeurs ou mineurs scolarisés et leurs familles. Mon engagement se fait tant à une échelle collective (permanences, réunions, actions) qu'individuelle (accompagnement quotidien et individuel). Cet engagement questionne mon rapport à mon objet d'étude et fait quotidiennement naitre de nombreuses questions et tensions. Ma communication propose d'interroger les ressources, contraintes et effets que les fonctions sociales de doctorante et militante peuvent avoir sur mes recherches.
Mes deux fonctions sociales permettent un certain ancrage dans le milieu éducatif, à la croisée des acteurs institutionnels, associatifs et citoyens. Le public enquêté et le public accompagné étant similaires - ce sont des jeunes migrants scolarisés ou en voie de scolarisation - ce double jeu implique d'avoir une démarche réflexive et interroge les enjeux de positionnalité (Opillard, 2019). Le réseau en tant que tel n'est pas mon terrain de recherche - je ne mène pas une ethnographie sur ce dernier. En théorie, les lieux de militantisme et de recherches, ainsi que leurs temporalités sont différenciés / segmentés. Cependant, je remarque régulièrement que les frontières entre recherche et militantisme sont poreuses, notamment parce que RESF intervient dans le milieu éducatif et est actif localement. Cette communication sera l'occasion de se demander quels sont les temps, les modalités et les lieux de l'engagement lorsqu'on mène une recherche avec le même public pour lequel on est engagée. Comment jongler entre les casquettes de chercheuse et militante lorsque les frontières entre les lieux de recherche et de militantisme sont poreuses ?
Il s'agira d'aborder des dilemmes auxquels je suis confrontée (Opillard, 2019). Je me trouve en situation de difficulté à marquer (ou pas, ou jusqu'où) les limites entre les deux expériences sociales, à savoir jusqu'où je fais part ou je tais mon engagement quand je travaille sur le terrain de ma thèse ; alors que dans le même temps, le militantisme m'apporte des outils pour comprendre des processus que j'analyse. Pour ma thèse je rencontre des acteurs institutionnels qui mettent en place les politiques de scolarisation des jeunes migrants, alors que le réseau peut lutter parfois contre ces dernières. Par exemple, il a été question d'envoyer un courrier à des institutionnels, dans lequel le réseau remettait en cause la politique académique et demandait des réponses sur certaines pratiques. Au moment de la signature de la lettre, j'ai formulé le refus que mon nom apparaisse. L'enjeu ici était de ne pas me montrer comme « concurrente » (Pailloux, 2019). ne pas « courir le risque de se fermer des portes » (Opillard, 2019) car les acteurs institutionnels sont des ressources pour ma thèse et il est important de garder un bon lien. En parallèle, lorsque je rencontre les acteurs institutionnels et qu'ils me font part de certaines pratiques, je suis face à “l'équilibre précaire de la dyade visibilité du discours/invisibilisation” de ces dernières (Dubois, 2022), qui pourraient être utiles à savoir pour le réseau. A l'inverse, se positionner en tant que militante dans le cadre de mes recherches peut être utile : je fais un suivi de cohorte de jeunes qui étaient en classe de Troisième et qui depuis la rentrée de septembre 2022 sont scolarisés en lycée, dans lesquels je dois les suivre. Pour se faire, il est nécessaire d'avoir des contacts, et il est arrivé que la casquette de militante puisse servir comme « argument de légitimation » (Dubois, 2022) pour un accès privilégié (Morgan.e Dubois parle de la casquette de « « chercheur·euse fonctionnaire » comme argument d'autorité/de protection/de légitimation de la présence sur un terrain sensible »).
Ces doubles fonctions sociales permettront aussi d'interroger la « socialisation militante » (Pailloux, 2019) ; avec les expériences militantes, les militants acquièrent un « capital militant » . Cela peut me permettre d'être une ressource et de mettre en œuvre un savoir-faire mobilisable et profitable dans les deux espaces (Nicourd, 2020). Enfin, je pourrais discuter du rapport au travail / à la recherche et au militantisme (Beauguitte, 2022; Cavin et al., 2021; Dietrich & Grim, 2019), et d'aborder les « coûts » et avantages de ces deux statuts. Il sera aussi intéressant d'aborder mon positionnement au sein de la recherche universitaire et d'interroger la posture de l'engagement en géographie (Dietrich & Grim, 2019). Il s'agira donc de faire des retours sur une expérience toujours en cours, et de questionner les sens donnés aux deux fonctions ainsi que les « dilemmes moraux liés au cumul de deux casquettes » (Dubois, 2022).