Les crises actuelles interpellent les scientifiques sur leur contribution aux transformations des sociétés et plus particulièrement sur leur rapport à l'action. Si la géographie française a été de longue date sensible à son rôle social (Morange &Calbérac, 2012), et si des approches critiques se développent, c'est souvent dans une certaine extériorité au terrain, une distance à l'engagement politique ou militant, et une méfiance envers les démarches participatives (Barnaud&Mathevet, 2015). En tant que géographes, nous sommes tous amenés à régler la distance entretenue avec nos terrains de recherche, l'intensité de notre engagement. Mais qu'en est-il quand sommes déjà engagé.e.s par et pour un terrain, par exemple en y étant élue ? Comment faire de la recherche sur l'objet de son engagement, avec, sur, et pour le groupe social avec qui on est engagé.e, avec, sur et pour le territoire que l'on habite ? Ou plutôt : quelle est la portée de telles activités de recherche, quelles sont les implications éthiques et méthodologiques mais aussi quels sont les effets pratiques et théoriques ?
Je propose de répondre à ces questions par une analyse auto-ethnographique de 2 expériences comparées – en planification urbaine et gestion de l'eau- sur un même terrain, la vallée de la Drôme, où j'étais conseillère municipale six ans durant. Le projet politique auquel j'ai pris activement part consistait à développer le pouvoir des citoyens dans l'action publique territoriale pour relever les défis de la transition socio-écologique. En cours de mandat, j'ai décidé, pour des motifs que j'expliciterai, de mener 2 projets de recherche – action portant sur la participation citoyenne, objet de mon engagement politique : ses modalités, ses conditions et ses effets.
J'identifie 3 temps dans mon cheminement que je décris sous l'angle des défis rencontrés par le frottement des identités d'élue et de chercheure puis des tentatives de résolutions collectives, sur les plans éthique, méthodologique et épistémologique.
Le premier temps est utilitariste et schizophrénique : je tente de séparer mes 2 casquettes identitaires tout en mobilisant des ressources de l'une au service de l'autre (jouer de l'expertise scientifique ; étudier de l'intérieur un processus). L'inconfort se manifeste par des doutes : sur mes éventuels abus d'autorité scientifique - pour orienter l'action politique ou forcer des expérimentations. Devenue moi-même objet d'étude d'autres chercheurs, j'éprouve ces dominations et d'autres émotions, bien mal saisies par l'étude des discours et l'observation. Je m'interroge, inversement, ce que « vaut » la recherche que je produis ainsi, loin de la neutralité axiologique de mon éducation scientifique.
Le second temps est celui des tâtonnements et de l'épanouissement, marqué par une double identité assumée dans les champs scientifique et politique. Il débute par l'explicitation des défis rencontrés sur le plan éthique, en matière de réciprocité, d'intégrité scientifique et de responsabilité sociale. Au fil des épreuves, nous imaginons au sein de collectifs pluripartites (élus, techniciens, habitants, chercheurs) des arrangements méthodologiques et des solutions pratiques pour résoudre, ou du moins circonscrire, ces enjeux éthiques. Nous proposons des débats sur les valeurs et finalités, nous portons attention au contexte et aux conséquences politiques des connaissances que nous produisons, nous mettons en place des modalités concrètes pour combiner distanciation et engagement dans le temps, les espaces, l'organisation des activités ou la répartition des rôles ; enfin, nous rendons compte de l'épaisseur de cette expérience.
Le troisième temps est celui du dépassement. C'est le temps de la réflexion épistémologique sur la nature de la science ainsi produite et les conditions concrètes pour la pratiquer. Cette science serait « impliquée » (Coutellec, 2015), explicitant et négociant son engagement (le partage des savoirs et des pouvoirs liés), et assumant une visée de transformation sociale. Dans mon cas, elle visait la production d'alternatives au réel, appropriables et émancipatrices, avec et pour des habitants de la vallée. L'engagement est alors une stratégie de recherche et la démarche participative permet d'en affuter la pratique et l'éthique. Ce troisième temps, en fin de mandat électif, est aussi celui du ré-engagement par la «politisation» de mon activité scientifique (Pruvost, 2021). Elle se manifeste dans le choix de sujets, terrains et approches en marge (utopies réelles, aires rurales, démarches participatives) ; par une pratique assidue au long cours d'un terrain dans sa fonction de «résistance» (Labussière&Aldhuy, 2012) ; par la poursuite des réflexions et la défense de l'engagement dans la recherche, ses conditions et effets.
Au final, ces expériences façonnent la recherche que j'entends pratiquer dans un contexte d'urgence écologique. Je renoue avec une certaine fibre géographique - approche sensible et matérielle de son objet, ouverture aux multiples dimensions des rapports homme-nature, attention à la complexité du local dans ses interrelations d'échelles, retour incessant au terrain - tout en œuvrant à davantage de transdisciplinarité à visée transformative (Schneidewind et al., 2016). La conscientisation et l'incorporation dans l'analyse du fait d'être engagée par son terrain et de s'engager pour lui, d'être transformée autant qu'on vise à transformer le monde, constitue de nouvelles prises, dans une perspective de théorisation des transitions territoriales