Notre proposition émerge du croisement de nos travaux dans deux espaces frontaliers violents : la frontière Bosnie-Herzégovine / Croatie et la frontière Italie / France. La première s'est illustré ces cinq dernières années par les refoulements illégaux exercés par les autorités croates, régulièrement accompagnés de traitements violents ou dégradants envers des personnes en migration (Dujmovic 2022) [annexe 1]. La seconde est le lieu d'une intense activité policière pour contenir en Italie les personnes qui entreprendraient la traversée de la montagne, quitte à rendre ce parcours plus périlleux voire mortel (Duffey et Dujmovic 2017). Ces deux terrains sont reliés par les trajectoires migratoires violentes dont nous recueillons les récits. Depuis la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l'Italie ou la France représentent généralement des étapes futures d'un voyage périlleux qui reste à accomplir ; depuis l'Italie ou la France, les récits rétrospectifs des violences institutionnelles subies dans les Balkans constituent un bagage dont il semble difficile de se séparer [annexe 2]. Appréhendés comme un ensemble, ces espaces frontaliers s'apparentent à un continuum de violences.
Notre présentation à deux voix reviendra sur la manière dont nous cherchons à rendre compte de cette violence, en intégrant cette préoccupation à toutes les étapes du processus de recherche et de valorisation.
Premièrement, nos terrains amènent des adaptations méthodologiques qui nous semblent heuristiques intellectuellement mais physiquement risquées. En Bosnie-Herzégovine, Louis Fernier a identifié les distributions alimentaires nocturnes menées par des collectifs comme l'un des rares modes d'accès aux personnes souhaitant rejoindre la Croatie, qui sont reléguées dans des marges urbaines et périurbaines. Ce choix comporte le risque d'être identifié·e par les autorités, accusé·e de travail humanitaire illégal et en conséquence expulsé·e du pays. Dans un contexte où les points de rencontre évoluent en permanence au fil des contrôles policiers, les maraudes permettent d'aller vers des personnes migrantes en suivant leur mouvement. Ainsi, l'épreuve d'accès à ce terrain (Tarrius, 2017) est incarnée par l'engagement physique du/de la chercheur·e. De son côté, Morgane Dujmovic a construit un dispositif mobile embarqué dans un camion aménagé, intégrant à ses méthodes des difficultés intellectuelles et matérielles pour bâtir une recherche participative : comment travailler avec des personnes exilées dans des lieux régulièrement ciblés par des pressions policières, voire des expulsions – comme des squats, des refuges associatifs ou des zones de distributions alimentaires « à la sauvette » ? Le camion fonctionne comme un espace intermédiaire, à la fois lieu de répit et « objet-frontière » (Trompette et Vinck 2009) qui permet de s'extraire mentalement des réalités frontalières pour favoriser un processus de recherche et de co-création. Dans cette recherche en mouvement qui génère incertitude et précarité par rapport aux contextes habituellement sédentaires de la conduite d'une recherche, elle interroge les conditions d'une relation participante mutuelle pour rebattre les cartes de la relation d'enquête, brouiller les hiérarchies entre catégories de savoirs et dé-monumentaliser l'acte de « rechercher ».
Deuxièmement, les modes de valorisation et de diffusion nous paraissent liés à une ambition transformatrice, plus ou moins assumée. Pour Louis Fernier, « aborder l'homme et le monde à partir de la dimension sonore » (Augoyard, 2003) est un moyen de rendre compte des ambiances et des environnements dans ses terrains d'étude. Avec les personnes migrantes, l'utilisation du Jeu de Reconstruction Spatiale (Ramadier et Bronner, 2006), permet de matérialiser leur environnement tel qu'elles se le représentent ou le pratiquent, en créant une carte en trois dimensions [annexe 3]. Pour Morgane Dujmovic, la carte sensible et narrative sert de matériau support de la relation d'enquête, de moyen d'expression autonome comme de processus de co-création et d'intelligence collective. Cette ambition s'incarne dans la fabrication d'une exposition itinérante qui a vocation à être présentée à plusieurs voix et à susciter des interactions avec les visiteurs et visiteuses. Dans ce parcours immersif, des cartographies subjectives s'animent hors du plan pour (re)produire une frontière expérientielle, animer les sens et l'esprit de découverte de l'Autre ; la cartographie est alors « mobile », elle devient l'art de « faire-carte » ensemble, de se mouvoir, et s'é-mouvoir.
Enfin, notre sentiment d'une « prise de risque » sur le terrain ne nous semble pas déconnecté de la manière dont se structure la production de savoirs engagés sur les frontières. Ce sont le plus souvent les travaux portés par des associations qui s'avèrent pionniers pour documenter (Border Violence Monitoring Network) voire porter devant la justice (Anafé) les faits de violence. De plus en plus d'initiatives opèrent à la charnière de la recherche et de l'associatif, plus spontanément dans un cadre associatif (Migreurop, Border Forensic) qu'académique (Projet Co-Front/ ICM). Dans ce contexte, n'est-il pas logique que les chercheur·e·s se sentent isolé·e·s voire illégitimes pour convoquer leur engagement au-delà de leur terrain, dans leurs productions et prises de position ? Ainsi en est-il des géographes engagé·e·s qui trouvent souvent dans les collaborations associatives et artistiques un moyen pour ancrer leurs travaux dans l'espace social qu'ils et elles étudient.
Type : | : | Communication orale |
Thématiques | : | Axe 2 : Mettre sa liberté en cage ou en gage ? Coûts, effets, avantages de formes d'engagement plurielles en géographie |
Thématiques | : | Axe 3 : Les méthodologies de l’étude de l’engagement |
Thématiques | : | Axe 4 : La pratique de l’engagement |
Mots-Clés | : | frontières ; violences ; engagement ; méthodologie ; mouvement |
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