La géographie sociale et la sociologie comme disciplines critiques s'intéressent aux faits sociaux, à la manière dont le politique se saisit de l'espace, des territoires, des lieux pour administrer les populations et appréhendent comment les individus, les collectifs participent à contester et discuter les modalités de cette domination. En cela elles nous invitent à penser l'engagement sur différents versants de nos pratiques professionnelles. Le spatial et le social permettent de révéler, si on les investigue avec les lunettes des inégalités, des rapports de domination, plus ou moins visibles. Howard Becker, traduit en français en 2006, pose un constat liminaire qui semble perdurer aujourd'hui au sein du champ universitaire : le concept d'engagement serait finalement peu mobilisé et relèverait plutôt d'un impensé. Pourtant, la géographie engagée et, ou de l'engagement, révèlent l'épistémologie de la géographie sociale critique en nous positionnant parfois en « situation d'imprévisibilité radicale » (Morelle & Ripoll), le développement - plutôt récent comme l'évoque Cécile Gintrac – de celle-ci conduisant à remobiliser certains penseurs critiques, tel Elisée Reclus, et autorisant le foisonnement d'un questionnement renouvelé au sein de cette géographie.
Dès lors, l'engagement fait sens parce qu'il mobilise nos affects (Fernandez, Lézé, Marche, 2008 & Lordon, 2013) sur un sujet, une situation, mais aussi à un moment de notre parcours scientifique et personnel, participant d'un repositionnement au sein d'un continuum biographique. Il met en exergue la singularité des expériences et des existences des chercheurs et chercheuses, à un moment alerté.es, animé.es par un sujet (Morelle & Ripoll, 2009). Il relève in fine du désir, celui d'une pratique morale, d'une « éthique en pratique » (Jacquemin, Mallet, & Cobbaut, 2003) de la recherche, de l'enseignement, ou au sein de dynamiques collectives... et du plaisir retrouvé à sortir d'une posture de neutralité parfois frustrante, limitante, se réappropriant celui ou celle de citoyen.ne. Ce désir s'affirme, par les positionnements de recherche, choix d'objets (mouvement des Gilets jaunes), de méthodes (faire changer son métier de chercheur.euse) pour réaliser ou restituer la recherche hors de nos cadres usuels d'expression (passage par un médium artistique, depuis le théâtre jusqu'à la bande-dessinée).
L'engagement émerge parfois sans qu'on s'en rende compte, qu'on le nomme, le qualifie. Il est souvent une « sortie de nos zones de confort », poussé par la nécessité de voir, penser, produire autre chose, en assumant de tordre les pratiques académiques en vue de recomposer nos pratiques et les transmettre. Au-delà des expériences et positionnements respectifs des auteur.es nous souhaitons également interroger notre positionnement collectif, en tant qu'animateur.rices d'axe, dans les paradoxes à l'œuvre entre impulsion d'une discussion et d'un débat collectif mobilisant l'engagement au sein de notre UMR (comme pratique autant qu'objet). Aborder collectivement les questions que suscite l'engagement révèle bien d'une prise de risques, différenciée selon les lieux d'où nous parlons, les méthodes que nous traitons, la légitimité à traiter de cette notion et pratique. Engagement à faire son métier, conduire sa recherche, aux étapes de la carrière (thèse, début-milieu-fin et « pics » de carrière), individuellement (« mon » sujet de recherche). Engagement collectif au sein d'« axes » de laboratoire, de positionnement théorique, thématique, méthodologique. Ces formes participent à mieux appréhender, de manière conscientisée ou pas, dans un continuum individualité-collectivité de chercheurs et chercheuses, les inégalités ou les manière de les vivre, de les contrer. Elle nous apparait comme nécessité à la réhabilitation de certaines notions pour pratiquer une géographie et une sociologie qui correspondent à une éthique en pratique de la recherche et de l'engagement.
Bibliographie :
Howard S. Becker, « Sur le concept d'engagement », SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, mis en ligne le 22 octobre 2006, consulté le 07 novembre 2022.
Chapuis A., Frouillou L., Le Bars J., Pailloux A-L., Ripoll F. et Uhel M. (dir.), 2022, « Vers une géographie critique... et réflexive », Carnets de géographes, n°16 ;
Fernandez F., Lézé S., Marche, H., 2008, Le langage Social des émotions. Etudes sur les rapports au corps et à la santé, Economica, Anthropos, 425p.
Gintrac C., 2020, « Le foisonnement récent de la géographie critique en France », Histoire de la recherche contemporaine, Tome IX - n°1 | 2020, 35-44.
Jacquemin, D., Mallet, D. & Cobbaut, J., 2003, Éthique et pratiques cliniques. Laennec, 51, 22-32.
Lordon F., 2013, La société des affects, Pour un structuralisme des passions, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », 284 p.
Morelle M.et Ripoll F., 2009, « Les chercheur-es face aux injustices : l'enquête de terrain comme épreuve éthique », Annales de géographie, n°665-6, pp.157-68.