La liberté du géographe à l'aune du dégagement. Balistique pour une posture de distanciation
Lionel Laslaz  1@  
1 : Environnements, Dynamiques et Territoires de la Montagne  (EDYTEM)
Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5204 / FRE 2641, Université Savoie Mont Blanc

Cette proposition théorique reprend la « balistique » (Chateauraynaud, 2011) et s'appuie sur des travaux empiriques conduits sur les conflits environnementaux, en contexte de ZAD (« terrain qui comporte des enjeux politiques forts », axe 3) ou d'espaces protégés, notamment de leurs conseils scientifiques, arènes révélatrices de la confusion courante entre travailler sur et pour.

Cette communication ne se prétend ni manifeste, ni appel à l'adhésion, ni acte de création d'une « école ». Elle évacue tout prosélytisme, revendique une position individuelle adossée à la liberté des chercheurs et renvoie à une éthique, qui se veut personnelle (« mode de réflexion individuel sur l'agir humain » ; Koren, 2008, § 9) et non universaliste, à la différence de la morale qui serait un système de principes imposé de l'extérieur, plus général à un contexte social.

Cette proposition avance le dégagement, sans rechercher le contrepied par rapport à la thématique du colloque, ni la disqualification par l'étiquetage (Angenot, 2014). Nul objectif ici de s'ériger en victime, mais nécessité d'argumenter la différenciation. Ce dégagement s'inscrit dans la géographie politique de l'environnement (Laslaz, 2016, 2017), en se distinguant d'autres approches de celle-ci (Rodary, 2003 ; Chartier et Rodary, dir., 2016) et en opposition à la political ecology, engagée (Benjaminsen et Svarstad, 2009).

Alors que l'objet de nature, en tant que tel, engage, avec toutes les passions qu'il suscite, peut-il souffrir du dégagement ? Notre positionnement permet au contraire de clarifier la manière dont les géographes peuvent aborder l'environnement. Trois définitions du terme « dégager » expriment ce positionnement : « libérer de ce qui contraint, oblige » ; « délivrer de ce qui bloque, coince, emprisonne » ; le dernier, dans un autre sens, nous semble exprimer la nécessaire prise de recul : « extraire d'un ensemble pour mettre en évidence ». L'analogie entre l'adjectif dégagé et l'horizon nous semble aussi pertinente : « où rien n'arrête le regard » ; partis pris et a priori ne doivent pas faire obstacle à ce regard.

La question de l'engagement n'est pas nouvelle en géographie (Clerc, 2020), mais rarement abordée : elle l'a été en philosophie (« engagement cosmopolitique » ; Stengers, 2002, p. 35), en histoire des sciences (Bonneuil, 2006) ou en sociologie (Elias, 1983 ; Callon, 1999 ; Latour, 2006). Dans cette discipline, Heinich (2002), en appelant à une visée de « neutralité axiologique », prône une neutralité paradoxalement engagée et dénonce le militantisme (2004, 2021). Les réactions ne manquèrent pas (Fleury-Vilatte, Walter, 2002, 2003a, 2003b ; Neveu, 2003).

La réflexion est la plus avancée en sciences du langage : Koren (2008, 2013) considère l'argumentation comme prioritaire sur toute autre considération ; Rabatel (2013, § 25) se dit « partisan d'un engagement raisonné, (auto)-contrôlé, qui n'exonère rien de la critique » ; Charaudeau (2013, § 9) est sans doute le plus pertinent : « un chercheur n'est pas un militant (ce qui ne l'empêche pas de l'être par ailleurs), et son choix n'a pas à être en l'occurrence politique. Son choix est un choix intellectuel [...] ».

Eclairé par ces différentes approches épistémologiques, nous proposerons plusieurs axes de réflexion.

Ces propositions de dégagement reviennent-elles à a-politiser sa géographie ? S'il s'agit de décrypter la gestion du vivre-ensemble, au sens plein du politique, c'est un appel à la réflexivité, au débat et à l'expression d'avis divergents. Cela revient aussi à conscientiser et repolitiser le citoyen au lieu de lui livrer un « prêt-à-penser ». Il peut effectivement exister dans l'engagement une vision surplombante du « sachant » sur ce qu'il étudie et ceux qu'il enquête, renforçant fréquemment les rapports de forces. Lors des entretiens en effet, l'interlocuteur invite souvent celui qui l'interroge à se positionner, le prend parfois comme témoin, l'incite encore à relayer son mécontentement. Or, qui suis-je pour prétendre indiquer le bien (vers lequel je m'engagerais) et le mal (que je combattrais) ? Cette analyse binaire, encore trop dominante, retire toute complexité aux faits sociaux et spatiaux. L'engagement peut aussi se révéler être un parti-pris qui biaiserait l'analyse et conduirait à trier des avis sous son propre prisme de pensée et non celui de l'analyse scientifique.

De surcroît, ne pas souhaiter exprimer un avis serait suspect : ce serait le taire, se dérober à une « mission supérieure » d'engagement du chercheur ou à son devoir, être pusillanime ; plusieurs situations peuvent pourtant l'expliquer. L'analyse n'appelle parfois pas ou ne permet pas d'en avoir un ; en avoir un peut aussi rester dans le strict champ de la conviction personnelle qui peut se distinguer de la production scientifique. Nous envisageons le fait que le scientifique éclaire des débats sociaux davantage qu'il n'est acteur de ceux-ci.

L'engagement soulève au final la question du statut du chercheur qui, d'observateur devient acteur, l'exprimant dans sa posture scientifique. Nul anathème ici, pas plus que de jugement de valeur ou de hiérarchie, mais positionnement face aux vues hégémoniques consistant à adopter de mêmes démarches ou méthodes, émergentes, reconnues ou autres. Chaque chercheur peut conserver ses propres approche et rapport plus ou moins distancié aux objets d'études, en évitant de tomber dans le registre des confusions entre chercheur et citoyen, entre approche critique que suppose le premier et engagement qui s'avère dispensable.


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